22 juillet 2014.« Le téléphone glisse entre mes doigts pris de tremblements. Mon coeur s'arrête un instant qui semble durée une éternité. Les secondes défilent tandis que mon souffle est coupé. C'est l'effet d'un coup de massue, d'une lame glacée qui pénètre dans le coeur. J'ai l'impression qu'on me noie dans un bain remplit de glaçons. Je suffoque. Mon coeur hurle pendant qu'il chute. Mes mains recouvrent mes lèvres tremblantes & blêmes tandis que mes yeux s'écarquillent & se remplissent d'eau salée. Comme l'eau de mer. Mes prunelles sont prêtes à pleurer un océan.
Je tombe de haut & tente de m'agripper aux choses stables de cette vie. Ce bureau fait amplement l'affaire. Mes doigts entrent en contact avec toutes ces feuilles volantes, s'accrochent à ce dossier. Un long moment, je reste là, à regarder mon téléphone abandonné sur le sol, l'écran allumé, dévoilant un numéro non enregistré. La communication est encore en cours, mais je me suis retirée.
Eloignée.
& puis, le nom de mon frère apparait sur l'écran. Raphaël. Je n'ai pas la force de décrocher, mais ce nom écrit en lettre capitale ma ramène à la réalité. Je dois partir. Je dois les retrouver. Inconsciemment, j'enfile mon veste, attrape mon sac & mon téléphone. Il est midi passé, le cabinet est désert. Tout le monde est en train de manger ou est parti en rendez-vous.
Pendant tout le trajet je retiens mes larmes. Je tente d'oublier tous ces gens autour de moi, de ne pas prêter attention aux sourires, aux éclats de rire ou aux regards en biais. Je m'enveloppe dans une bulle. Je crois que c'est la première fois que le métro parisien me semble gai. J'ai l'impression que tous ceux qui m'entourent sont heureux, alors qu'à l'accoutumée, ils me paraissent tellement aigris. Je crois que je me suis mise à courir, maintenant. Je dévale les escaliers du métro, et cours vers l'hôpital comme une dégénérée. Comme si la vie en dépendait.
Attendez.
Elle en dépend.
L'hôpital Pitié-Salpêtrière se déploie sous mes yeux. Je me trouve devant l'entrée Pitié. & ce mot me frappe fort. Oui, ayez pitié. Je vous en prie. Je m'engouffre dans les lieux, dans ces couloirs blancs & froids. Je suis aux urgences au vue du nombre de personnes attendant sur des bancs. Des enfants qui pleurent à cause de la fièvre, un jeune adolescent tenant un bout de tissu sur son genoux ensanglanté. & un personnel surchargé. Comme toujours. Je m'élance vers l'accueil. L'homme qui s'en charge est au téléphone & semble s'amuser. Il parle avec un collègue de leur pause déjeuner. & moi, j'explose. Comme jamais.
Je crois m'entendre hurler & les réactions qui se dévoilent sous mes yeux me confirme ce que je pense. J'hurle. J'ordonne. Je dépasse les bornes. Je dérape.
Bon sang, comme je dérape.
Autant que mon coeur.
L'homme essaye de me calmer. Il a raccroché. Il sort de son bureau pour tenter de m'apaiser. Je sens ses mains se serrer sur mes épaules tandis qu'il me déblatère des milliers de paroles, mais je n'écoute pas. Ma douleur me rend sourde.
«
Jeanne. »
Cette voix, par contre, je l'entends. Elle me transperce. Je me retourne pour voir mon frère. Son visage est le miroir de ma souffrance. Ses yeux sont humides. Sa peau si pâle. Il me prend dans ses bras & me serre contre lui, comme si sa vie en dépendait.
Je crois que sa vie en dépend réellement.
Je m'accroche à lui, pour ne pas tomber.
«
Ils...Sa voix se brise, & je me brise avec elle. Ils. Je connais la suite. Ne dis plus rien.
—
Ils n'...Tais-toi. L'océan déferle sur mes joues. Je ne peux plus le contenir. La tempête explose, en même temps que mon myocarde.
—
Ils ont tout essayé, mais elle est partie. Elle est partie.Il pleure, lui aussi. Il réprime ses sanglots, alors que je laisse les miens s'exprimer. La douleur se propage dans mes veines & me secoue avec une vigueur que je n'ai jamais rencontrée. Je m'épuise. & puis, le visage de Raphaël réapparaît. Ses doigts encadrent mon visage & glisse sur mes joues pour sécher mes larmes. Mais mes prunelles ne connaissent pas la sécheresse. Je crois plutôt que c'est le déluge. Il garde son visage prêt du mien & j'observe ses yeux embués de larmes.
—
Elizabeth va s'en sortir, Jeanne. Elle n'a rien de grave, elle va vite s'en remettre. Tu m'entends ?Rien de grave. Cette nouvelle n'apaise pas la douleur, mais ne l'aggrave pas, & c'est là le plus important. Elizabeth est en vie. Elle est hors de danger. Elle n'a rien de grave, elle va vite s'en remettre. Ces paroles résonnent dans mon crâne & se répètent. Elle a perdu sa mère. Si, c'est grave. Non, elle ne va pas vite s'en remettre. Mais je garde cette pensée pour moi, sachant très bien pourquoi mon frère emploie ces termes. Pour me rassurer & pour me faire comprendre que désormais, on va devoir veiller sur elle. »
***
14 septembre 2014.« Les rayons du soleil étaient beaucoup plus doux. C'est sans doute cela qui l'a marquée en premier lieu. Ils caressaient ces terres avec délicatesse. L'air n'était plus aussi suffoquant qu'à Paris. Elle pouvait respirer, enfin.
Presque.
Elizabeth se tenait là, les doigts effleurant sa grosse valise qui menaçait de céder à chaque instant. Elle regardait l'immeuble qui se déployait sous ses yeux. Jeanne ne voyait pas ses prunelles mais elle devinait sans aucune difficulté ce que le regard de sa soeur cadette dégageait : de l'appréhension en plus de ce torrent de tristesse. Le sort semblait s'acharner sur cet être fragile & frêle. Elle n'avait partagé que 15 ans avec sa mère & n'avait vu son père que le temps de trois années. En somme, trop peu de temps. Jeanne observait ses cheveux bruns danser avec la brise, le coeur serré. Vous savez, ce qui est dur — en plus de trainer sa propre douleur à chaque seconde — c'est de voir la souffrance sur le visage d'un être cher.
Un soupir effleura ses lèvres alors qu'elle s'avançait au niveau de sa cadette. Elle glissa ses doigts dans la anse de la valise avant de poser ses yeux sur le visage fermé d'Elizabeth. Il ne servait à rien de sourire, Jeanne le savait. Cette dernière appuya sur le bouton près du nom Gardner. & voilà. Cette nouvelle vie commençait. Un bruit grésillant lui indiqua que l'interphone était en marche. Jeanne ne laissa pas le temps à l'interlocuteur d'ouvrir la bouche.
«
C'est nous »
Le ton était d'un froid glacial. Elle entendit le soupir de son père mais ne préféra pas relever. Il fallait prendre sur soi, pour sa soeur. La porte se déverrouilla & les deux Gardner s'engouffrèrent dans le hall de l'immeuble, avant de se faufiler dans l'ascenseur. Jeanne s'adossa contre l'une des parois de ce cube relativement grand. Elle ne quittait pas sa soeur des yeux, guettant le moindre signe, la moindre alerte. Or, Elizabeth faisait preuve d'un calme ahurissant. Elle tenait cela de leur mère. Toujours calme, réfléchie & impassible. Pourtant, elle savait. Jeanne savait que le coeur de sa jeune soeur était comparable à une tempête. L'accident de voiture remontait à un peu plus d'un mois, mais le traumatisme était encore présent, son bras meurtri dans un plâtre en témoignait. Mais, c'était surtout les blessures non visibles qui étaient les plus violentes.
«
Je vais bien, Jeanne »
L'interpellée resta silencieuse. Elle savait que c'était faux, mais elle ne chercha pas à polémiquer sur la question. Il fallait faire preuve de soutien & non de lourdeur.
«
Cinquième étage »
Elizabeth quitta l'ascenseur & Jeanne l'imita. Maintes sensations se déversaient dans ses veines, pour la plupart négatives. Colère, appréhension, rancoeur, tristesse. Ces sentiments se mélangeaient pour former un trou béant dans son être. La jeune femme aux cheveux blonds suivait sa soeur avec la folle envie de partir. Elle ne voulait pas le revoir. Elle ne voulait pas voir son regard. Elizabeth forma un poing avec sa main valide & frappa contre la porte. Il était derrière cette porte. Tout son monde dans lequel il avait refusé de les intégrer se trouvait derrière cette porte. Elle était l'unique élément la séparant de lui. Jeanne souhaita qu'elle reste close à jamais.
A jamais.
Des clefs qui tournent en rond dans la serrure. Une poignet qui s'enclenche. Une porte qui s'ouvre. Un monde qui bascule. Jeanne retint son souffle quelques secondes en voyant son père se tenir sous ses yeux. Elle fut frappée par le fait qu'il était identique à ses souvenirs pourtant si lointains. Seuls ses cheveux grisonnant prouvaient que le temps s'était bel & bien écoulé depuis qu'il était parti. Il regarda d'abord Elizabeth qu'il ne connaissait presque pas. Il l'avait vu bambin, la voilà adolescente. Les deux se ressemblaient physiquement. C'était indéniable. Jeanne & Raphaël — quant à eux — ressemblaient à leur défunte mère. Un sourire chaleureux se dessina sur les lèvres de Henry Gardner, ce qui accentua la colère qui brûlait Jeanne à vif. & puis, leur regard se croisa. Les sourcils de Jeanne se froncèrent tandis qu'elle soutenait le regard de son père. Elle déchargea toute sa rancoeur dans ses prunelles. Son père quant à lui, sembla déstabilisé & profondément atteint par la vue de sa fille ainée. Son sourire se noya dans son expression mélancolique. Mais Jeanne ne se laissa en aucun cas attendrir.
«
Ne restez pas sur le pallier. Il se décala sur le côté pour laisser ses filles entrer. Elizabeth regarda son aînée un instant avant de s'engouffrer dans ce qui était son nouveau lieu de vie.
—
J'ai refait ta chambre, Elizabeth. J'espère que tu t'y plairas !Sa voix avait pris un ton enchanté, chaleureux, avenant. Jeanne ne supportait pas cela. Comment pouvait-il se comporter avec autant de naturel, comme si rien ne s'était produit.
—
Fait sa chambre, plutôt. Comment tu as pu la refaire alors que tu ne lui en as jamais fait une ?Jeanne avait tenté de dissimuler toute l'agressivité qui bouillonnait en elle pour parler de la manière la plus calme possible. Cependant, elle n'était pas comme sa mère ou sa soeur. Elle n'avait pas cette patience ni cette indulgence qui les caractérisaient. Elizabeth lui adressa un regard qui se voulait réprobateur, mais elle crut y discerner de la gratitude.
—
C'est la porte à gauche au fond du couloir, Elizabeth. Je te laisse aller jeter un oeil. Si jamais il manque quoique ce soit, n'hésite pas à me le dire. Tu es chez toi, ici.—
Très bien.Elizabeth comprenait ce que son supposé père désirait & après avoir observé successivement les deux membres de sa famille, elle quitta le salon. Henry Gardner resta silencieux le temps que sa fille cadette aille découvrir la pièce qui lui était destiné. Une fois la jeune fille éclipsé, son regard se posa sur Jeanne. Il ouvrit la bouche :
—
Jea...—
Non. Elle ne voulait pas l'entendre, lui & son accent australien. Elle ne voulait pas l'entendre dire son prénom comme il le faisait quand elle était enfant. Elle ne le laisserait pas l'atteindre.
—
C'est temporaire. Le temps que je m'installe & elle viendra vivre avec moi ou Raphaël.—
Elle peut rester, tu sais...—
Non, je ne sais pas. Après tout, tu l'as abandonnée quand elle avait trois ans, alors comment je peux savoir si tu as de nouveau envie d'être un père pour elle ? —
Ce n'est p...—
Je m'en fous de tes explications, Henry.& non papa. Elle avait refusé de lui donner ce nom depuis des années maintenant. Elle se délectait de pouvoir lui faire comprendre qu'il n'était rien pour elle, comme il avait décidé qu'elle ne serait plus rien pour lui, il y a de ça 13 ans.
—
& si elle veut rester ?—
Elle pourra. J'ai pas l'intention de la priver d'un père. Je ne suis pas comme toi.—
Tu as une chambre aussi.—
Oui, à l'hôtel. Je ne reste pas ici. —
Jeanne, c'est ridicule !—
Ah oui ? Ridicule, rien que ça ? Jeanne tremblait de colère, tandis que son père resta silencieux, comme prêt à subir le torrent de reproches & d'insultes. Il se préparait sans doute à être frappé de plein fouet par la vague de rancoeur qui avait grandit dans le coeur de sa fille depuis plus de dix ans.
—
La chambre est très bien, merci. Elizabeth avait dû voir la scène. Jeanne lâcha un soupir avant de s'approcher d'elle.
—
Si jamais ça ne va pas, tu m'appelles. Je passe te prendre demain matin pour qu'on s'occupe de ton lycée. Elle hocha la tête avant de serrer son aînée dans ses bras. Jeanne lui rendit son étreinte. La culpabilité grignotait son coeur. Elle ne voulait pas laisser sa soeur avec cet inconnu. Elle n'avait toujours pas compris pourquoi la justice française avait décidé de donner la garde à leur père alors qu'il n'avait jamais été là. Elle ne comprenait pas pourquoi ce dernier avait refait surface dans leur vie. Elizabeth avait été arraché à tous ses repères & à son monde. Elle avait tout perdu. C'est ainsi que Jeanne le voyait. & elle s'en voulait.
La jeune femme se détourna de sa cadette & se dirigea vers la porte d'entrée. Elle ne supportait plus d'être ici. Elle suffoquait. Jeanne prit le soin d'ignorer son père. Elle enveloppa la poignet de sa paume & enclencha le système. C'est en ouvrant la porte que ses yeux se posèrent sur le meuble de l'entrée. Elle se raidit un instant lorsqu'elle remarqua le cadre qui trônait près du téléphone fixe. Il contenait une photo. Une vieille photo sur laquelle Gabrielle Gardner tenait Henry — son mari — par la taille. Ils souriaient & respiraient le bonheur. Henry, quant à lui, tenait un être fragile dans ses bras. Un être qui n'était autre que Elizabeth. & puis, il y avait Raphaël qui se tenait à côté de leur mère, avec un sourire timide. Jeanne, elle, serrait le pantalon de son père entre ses doigts & souriait également. Ils devaient avoir 5 ans sur cette photo. Le coeur de Jeanne se serra & elle claqua la porte derrière elle, avec vigueur. »